Chaque civilisation enfante ce qui lui manque. L’Inde brûlante et brutale a sécrété la non-violence ; l’Occident égoïste et rapace, la religion du Dieu d’amour; la Chine, passionnée et émotive, la recherche de l’harmonie. Mais l’harmonie chinoise n’a pas grand-chose à voir avec le nirvana indien ou le paradis chrétien. Ce n’est pas une récompense ou un aboutissement, c’est une manière d’agir, un but stratégique. Il vaudrait mieux alors parler d’harmonisation, puisqu’il s’agit d’une propension…
La grande différence est que l’Occident indo-européen s’imagine depuis toujours l’harmonisation comme une fusion, une unification. Or « un », depuis toujours, en Chine, se conçoit, se vit et se construit, comme « deux». Ce duo porte un nom : Yin/Yang.
Attention, il ne s’agit pas de (la répartition entre) Yin et Yang, mais précisément de l’unité consonante de leur couplage. « La vision chinoise du réel n’est pas conçue comme émanant d’une unité primordiale d’où découlent toutes les unités diverses » pose François Jullien qui poursuit en disant : «Partant d’une conception bipolaire, les Chinois voient le réel comme le résultat d’un continuel processus d’actualisation découlant du seul effet de l’interaction en jeu. Selon l’échelle où on se place, ce sera, au niveau le plus grandiose, l’action concertante du ciel et de la terre, au niveau le plus général celle du Yin et du Yang et au niveau de chacun d’entre nous, le rapport entre le dehors et le dedans, c’est-à-dire entre ce que je sens et ce que je ressens, entre ce que je vois, entends, etc., ce qui fait motion de l’extérieur vers moi et ce qui fait émotion de l’intérieur de moi. Le monde comme flux, est un ébranlement réciproque et continu. »
Pour que cet ébranlement continu ne reste pas un bruit de fond, admis mais lointain, pour qu’il devienne un rythme repérable, il faut des outils pour le penser et des signes pour l’exprimer. Pour cela les Chinois choisiront deux idéogrammes qui existaient depuis longtemps dans leur langue : Yin et Yang. Leur grande astuce fut, comme nous aurons plusieurs fois l’occasion de le voir, d’utiliser des termes anciens pour nommer des idées nouvelles.
Yin et Yang, vraisemblablement aux alentours du IIIème siècle avant notre ère, furent élus par les lettrés qui réfléchissaient sur le Yi Jing comme emblèmes de la mutation dans son ensemble, comme repères dans le battement continuel du changement. Yin et Yang ne sont pas des réalités par eux-mêmes, ce sont des indications de mouvement, des descriptions d’agencements qui n’ont de sens que relativement, l’une par rapport à l’autre. On s’en aperçoit mieux en regardant la manière dont sont écrits ces deux idéogrammes grâce auxquels la perception de l’évidence du changement a pu devenir une stratégie de l’action.
Sans avoir besoin d’une loupe, on remarque tout de suite en considérant ces deux caractères qu’ils possèdent une partie commune : le signe ressemblant à une sorte de P majuscule sur la gauche de chacun d’entre eux. Représentant à l’origine les tertres rituels élevés pour les cérémonies dédiées aux esprits chamaniques et aux dieux du sol, témoignage de l’animisme archaïque qui s’est perpétué tout au long de l’histoire chinoise et dont, aujourd’hui encore, des figures vivantes se rencontrent au coeur des campagnes, ce signe proclame d’abord que Yin et Yang, à l’instar de soleil et pluie, ne sont rien, ne valent rien l’un sans l’autre. Comme adret et ubac, leur sens d’origine, ils sont les deux versants d’une même montagne, pile et face de la même réalité que seule leur partie droite va distinguer.
Commençons, une fois n’est pas coutume, par le Yang. On voit une certaine ressemblance entre la partie droite de l’idéogramme et le caractère « changement ».
En haut se retrouve le signe du soleil et en bas celui de la pluie ; la différence vient du trait horizontal séparant nettement le signe du soleil de celui de la pluie. Alors que le caractère « changement » exprime la continuelle succession du soleil et de la pluie, ici l’accent est mis sur leur différenciation. Ce n’est plus le fonctionnement global du processus qui est signifié, mais un de ses instants : le moment où le soleil est en train de gagner sur la pluie, quand il fait de plus en plus clair, de plus en plus chaud, quand le ciel semble monter, l’horizon s’agrandir. Dans la ronde des changements de temps, c’est une fin d’orage qui est représentée, comme une invitation à sortir.
En écho, la partie droite de l’idéogramme Yin représente elle aussi une scène d’orage. On y trouve deux signes superposés, mais cette fois ils ne sont soulignés par aucune séparation. En bas se trouve le caractère « nuages » et au dessus un signe évoquant une idée d’accumulation et de potentialité. L’association des deux évoque donc un moment durant lequel des nuages porteurs de pluie sont en train de s’amasser : il fait de plus en plus sombre, de plus en plus froid, le ciel semble s’abaisser, l’horizon se rétrécir. À l’opposé du caractère Yang qui montrait un soleil apparaissant de plus en plus, comme un orage se dissipant, le signe Yin évoque un orage se formant, et constitue donc une invitation à rentrer.
Orage se dissipant, orage se préparant, ces images climatiques avec lesquelles les Chinois ont « écrit » Yin et Yang, ils vont les peindre inlassablement. François Jullien ouvre ainsi son livre sur la peinture par cette citation : « “La montagne sous la pluie ou la montagne par temps clair sont, pour le peintre, aisées à figurer” avertit, laconique, QIAN Wenshi, un critique chinois des Song (…). “Mais le beau temps tendant vers la pluie, ou la pluie tendant au retour du beau temps (…), voilà ce qui est difficile à figurer”. » Et il poursuit : « Plutôt que de figurer des états distincts et s’opposant, le peintre chinois peint des modifications. Au-delà de ses traits distinctifs, il saisit le monde dans son essentielle transition (…). Derrière le rideau de pluie qui balaie l’horizon, on pressent déjà,, à la luminosité qui point, que ce mauvais temps va se lever ; le temps clair, de même, n’est pas si longtemps sans laisser percevoir quelques signes précurseurs de son voilement. »
Grâce à ces repères, une organisation à la fois cardinale et saisonnière va se mettre en place. Entre les positions extrêmes du changement, le plein soleil associé au Sud et à l’été, et la pluie battante associée au Nord et à l’hiver, Yin et Yang posent des indications dynamiques qui aident à « assaisonner » son agir, c’est-à-dire l’assortir avec la saison. Yang, placé à l’Est; deviendra symbole de la floraison printanière et de la propension à agir et à s’extérioriser ; Yin, placé à l’Ouest, sera symbole de la fructification automnale et invitation à rentrer et restaurer ses forces. Partant de la description de l’éternité des changements de temps, l’écriture chinoise aboutit à une représentation vectorisée des temps du changement. Et cela toujours dans le même but: non préciser un état mais repérer une tendance. Yin et Yang ne sont ni des qualités ni des attributs mais des orientations et partant des injonctions.
Extrait du Discours de la Tortue de Cyrille J.D. JAVARY